Qu’est-ce qui vous a poussé à démissionner de la NSA en 2001 ?
William Binney. Au cours de la deuxième semaine d’octobre 2001, soit un mois tout juste après les attentats du World Trade Center, j’ai découvert que la NSA, sous ordre de la Maison Blanche, avait commencé à espionner tous les Américains. C’était le début de la collecte en masse des données personnelles, et clairement une violation de la Constitution américaine et de nombreuses lois. J’ai du quitter la NSA, je ne pouvais pas rester directeur technique du renseignement dans ces conditions. Ils m’ont proposé une retraite anticipée dès la fin du mois d’octobre et je l’ai acceptée. Tout de suite après, et pendant les six années suivantes, j’ai, avec mon collègue de la NSA Kirke Wiebe et la membre du comité de surveillance du renseignement Diane Roark, essayé par les canaux officiels de convaincre les membres du Congrès américain et l’administration d’arrêter la surveillance de masse. Qu’ils devaient respecter la constitution et les citoyens américains.
Et la situation a dégénéré pour vous ?
W.B. Avec Kirke Wiebe et Diane Roark, nous avons porté plainte auprès de l’inspecteur général du ministère de la défense, contre la NSA pour corruption, fraude et gaspillage d’argent public. Ce que moralement nous devions faire en tant qu’employés du gouvernement américains. 90 % des conclusions de l’enquête ont été enterrés, classifiés en 2005. C’est après la première fuite, dans le New York Times en décembre 2005, du programme d’écoute de masse de la NSA, que nous, qui avions porté plainte, avons été la cible du FBI. En juillet 2007, les fédéraux ont fouillé nos maisons, confisqués tous nos équipements informatiques et les documents que nous avions collecté pour montrer les activités illégales de la NSA. Nous n’avions plus de preuves, cela a mis fin à notre aventure.
Les récentes mesures prises en France, avec notamment la loi sur le renseignement et l’Etat d’urgence prolongé, sont-elles comparables au Patriot Act ?
W.B. Il y a une vraie dérive, mais il faudrait de nouvelles lois en France pour arriver à un point de surveillance de masse comparable. Comme la section 215 du Patriot Act. Les mandats utilisés pour la surveillance massive des données et des registres des entreprises se font à discrétion des agences gouvernementales comme la NSA, la CIA ou le FBI, le tout dans le plus grand succès. Le FAA 702 et le programme Prism, permettent aux services de renseignements américains de récolter des données personnelles directement chez des entreprises privées, comme Facebook ou Google. Ou encore le EO 12333 qui permet à la NSA d’intercepter directement le trafic des télécommunications du monde entier dans les grands câbles de fibre optique sous-marins, et ce sans aucun contrôle du gouvernement. Autant de lois, mais aussi de moyens techniques, que n’a pas la France actuellement.
Les gouvernements prennent prétexte d’évènements dramatiques, comme le 11 septembre ou les attentats du 13 novembre pour voter ce genre de lois. Ces textes sont-ils simplement des réactions à ces évènements, ou ces tragédies sont-elles utilisées comme une opportunité ?
W.B. Je ne peux que répéter ce que la plupart des anciens responsables de la NSA disent : le 11 septembre a été un cadeau pour la NSA. C’est grâce à cela qu’elle a désormais tous les moyens dont elle peut rêver, pour bâtir leur empire et faire ce que bon leur semble. J’ajouterais que cette surveillance de masse généralisée donne du pouvoir aux agences de renseignement sur tout le monde, au Congrès comme à la Maison Blanche. Sans parler de toutes les possibilités d’espionnage industriel.
Est-ce que le Patriot Act a eu une quelconque efficacité ?
W.B. La réponse est simple : non. Cela a rendu certaines choses plus compliquées. Vous pouvez passer au crible des masses de données, des chaines de relations sans fin, sans jamais réussir à résoudre quoique ce soit. Mais lorsque des analystes se concentrent sur des suspects identifiés et connus, alors là oui, cela peut aider d’avoir accès à tout leur champ d’activité et aux individus avec lesquels ils sont en relation.
Comment devrait fonctionner un service de renseignement efficace et respectueux des droits ?
W.B. Un service qui se concentrerait sur la surveillance d’individus suspects pour cibler la collecte des données. Deux groupes seraient ainsi constitués. Dans le premier, les personnes suspectées de terrorisme, connues et identifiées et dans le second leurs relations proches rassemblées leur comportement, leurs fréquentations ou d’autres caractéristiques qui pourraient les catégoriser du côté des suspects. Ce second groupe serait soigneusement examiné pour déterminer s’il y a lieu ou non de suspecter une activité terroriste. Cette approche permettrait le développement d’un renseignement humain ciblé, plus efficace tant pour les services que pour le maintient de l’ordre, et permettrait le respect de la vie privée pour le reste de la planète.
Donc pas de surveillance de masse ?
W.B. Tout à fait. Et je voudrais insister sur le fait que la surveillance de masse n’est pas une fatalité. Depuis les années 2000, il pourrait exister, et c’est prouvé, un programme de sélection de données précises, triées parmi des flux de plusieurs téraoctets, et qui serait conforme au droit tout en garantissant la vie privée des citoyens du monde. Mais cela n’a pas été adopté [ndlr. En tant que directeur technique du renseignement à la NSA, William Binney avait développé un programme semblable]. Mais la surveillance de masse a été préférée, même si elle coûte horriblement cher et que c’est un effort financier croissant pour la maintenir et l’entretenir. Certes, cela a rendu certaines personnes extrêmement riches et donné du travail à de nombreux ingénieurs… Mais au final, cette surveillance de masse nous a rendus plus vulnérable, parce que les analystes du renseignement ne peuvent pas traiter autant de données. On en arrive à attendre les massacres, les attentats, pour se rendre compte que oui, les services de renseignement connaissaient les terroristes, mais qu’ils n’ont tout simplement pas pu faire face à toutes les informations qui se déversaient sur eux.
Cette surveillance généralisée n’est-elle pas au fond plus efficace pour organiser un contrôle social plutôt que pour lutter contre le terrorisme ?
W.B. Oui, c’est un peu ce qui s’est passé en Allemagne de l’Est. La société, qui se sentait surveillée, s’est mise à stagner, la créativité et l’innovation ont été étouffées. Les gens avaient trop peur de faire quoique ce soit qui aurait pu ne pas être approuvé par le gouvernement central. Il suffit de se savoir observé pour changer son propre comportement, s’autocensurer.
En un sens, on s’est infligé à nous même ce que voulaient nous faire les terroristes, mais qu’ils n’ont jamais pu.
Nos sociétés sont de plus en plus tournées vers le sécuritaire. Les lanceurs d’alerte comme Snowden ou vous-même seront de plus en plus nécessaires, mais comment les protéger ?
W.B. Plusieurs groupes de citoyens se forment dans différents pays pour essayer d’aider les lanceurs d’alerte. On peut citer « Expose Facts » aux Etats-Unis, « Code Rouge » en Europe, ou wikileaks bien entendu. Ce n’est pas tout mais ce sont de bons exemples. Autrement, les pays devraient voter des lois pour créer un statut de lanceur d’alerte afin de les protéger. Puis il faut les appliquer. Car certains pays ont ce type de lois, mais elles ne sont jamais appliquées.
Est-ce que vous pouvez rester optimiste en matière de libertés individuelles ?
W.B. Oui je reste optimiste, parce que nous avons des gens comme Edward Snowden et d’autres, qui en ce moment mettent en lumière, par exemple, le programme des drones. Autrement dit, il reste des gens soucieux du bien commun et engagés dans ce monde. En outre, je peux vous dire d’expérience que ceux qui veulent la fin de nos libertés sont de véritables lâches, une fois que leurs agissements sont mis en lumière. Ils se cachent, sont paralysés et muets une fois qu’ils sont confrontés au public, car ils savent que ce qu’ils font cause du tort. C’est pourquoi toutes ces violations du droit se font dans le plus grand secret.
William Binney, complément biographique.
William Binney, avec en poche un diplôme de mathématique, s’engage en 1966, en pleine guerre du Vietnam. Ses compétences font qu’il est affecté à l’Army Security Agency ; où il travaille à décrypter les conversations de l’ennemi. Il est rapidement détaché au quartier général de la NSA, il y suit le début de la débâcle militaire américaine fin janvier 1968.J’étais là au moment de la fameuse offensive du Têt qui a coûté la vie à plus de 2’000 soldats américains. Les services d’écoute avaient alerté les généraux avant l’attaque. Ils leur avaient dit qu’il se préparait quelque chose. Mais ils n’ont pas voulu nous croire. C’est alors que j’ai compris l’importance d’un traitement clair et rapide de l’information afin que les gradés puissent s’en servir sur-le-champ.
Il y restera 32 ans et finira directeur technique en charge de la géopolitique et de l’analyse militaire. Il était considéré comme le « geek en chef » de la section opération de la NSA.
C’est à ce poste qu’il a conçu ThinkThread, qui aurait pu être l’alternative à la surveillance de masse. C’est une carte, qui permet de relier les communications électronique, les transactions financières, les documents de voyage, les positions GPS… ThinkThread mettait l’accent sur les relations des personnes suspectes, sans capter massivement les données, sans surveillance généralisée. Binney y avait intégré une “caractéristique d’anonymat” et chiffré toutes les communications des Américains afin de se conformer au droit et d’éviter les dérives.
Le programme a été écarté en 2000 par le nouveau directeur de la NSA. Celui-ci, ancien patron de SAIC, lui préfère un autre programme, plus de 10 fois plus cher et qui s’est révélé inefficace, mais développé par son ancien groupe… Puis qui à renfort de milliards de dollars à mené à la surveillance de masse. Ces documents et la mise à l’écart de Binney ont fourni tout une partie de l’argumentaire du lanceur d’alerte lorsqu’il a porté plainte contre la NSA pour corruption et gaspillage d’argent public.
Source : L'humanité.fr
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